Michel Chiha: le francophone, le penseur

Michel Chiha: le francophone, le penseur

Michel Chiha: le francophone, le penseur

Michel Chiha est né le 8 septembre 1891 à Bmekkine dans le Qaza d’Aley. Il poursuivit ses études secondaires au collège des Jésuites. Durant la Première Guerre mondiale, il émigra en Egypte. Il y étudia le droit et fonda, avec Ferdinand Debbaneh, un magazine littéraire de langue française appelé « Ébauches»  En 1920, il suggéra la fondation de la Bourse de Beyrouth et collabora à sa fondation.

En 1925, il fut élu député de Beyrouth.

Et quand le Grand Liban décida, en 1926, d’avoir une constitution écrite pour la première fois de son histoire, un comité de rédaction fut désigné dont Michel Chiha fut le secrétaire. Et de ce fait, il rédigea de sa propre main une bonne partie de notre première Constitution1.

Il fut diplômé en économie des universités de Grande- Bretagne.

Il était le maître à penser des Destouriens2 et à ce titre publiait des éditoriaux hebdomadaires, puis quotidiens dans le journal de langue française Le Jour. Il était de même le président-directeur général de la banque Pharaon et Chiha.

À partir de 1943, date de l’accession de son beau-frère Béchara el-Khoury au pouvoir, Michel Chiha devient l’homme fort du régime et le vrai stratège de l’État, mais toujours dans les coulisses et sans jamais accepter de détenir un quelconque portefeuille ou d’assumer la moindre responsabilité dans la hiérarchie étatique.

Michel Chiha fut un éminent conférencier, un fin poète, un grand penseur, un économiste de renommée et toujours un éditorialiste de haut calibre.

Michel Chiha utilisa la langue française pour communiquer avec les millions de francophones dans le monde. A travers ses écrits, et à travers la langue française, il a fait connaître au monde entier le Liban et ses particularités.

Comme toute culture, la francophonie porte des valeurs qui lui sont propres et qui la distinguent des autres cultures. En l’utilisant, Chiha a véhiculé ses valeurs: les droits de l’Homme, la morale en politique, l’humanisme, la démocratie, la diversité culturelle, le plurilinguisme, la diversité des religions, des ethnies, des moeurs, des couleurs, des races…

Le 29 décembre 1954, il est décédé à l’âge de 63 ans.

La conception politique de Michel Chiha incarne totalement le courant politique historique de  chrétiens du Liban en général, et des maronites en particulier. Ainsi tous les courants politiques chrétiens sont-ils dans la lignée de Chiha. Cela ne veut pas dire que c’est Chiha qui a découvert ex-nihilo cette théorie politique pour le Liban, car c’était déjà le rêve des maronites du Liban pour les quelques siècles derniers. Chiha, avec son génie et son esprit de synthèse, n’a fait que restructurer ce courant, aidé dans sa tâche par sa lucidité et son savoir encyclopédique.

C’est dans cette perspective que je considère Chiha comme étant le père de la "libanité"  c’està- dire de la pensée politique qui oeuvre à l’instauration d’une patrie libanaise définitive, qui appartienne à tous ses citoyens; qui soit autonome, indépendante, souveraine; dont les frontières soient reconnues internationalement, et qui puisse se défendre contre toute forme de fusion avec n’importe quelle entité géographique environnante.

L’histoire et la géographie constituent les deux composantes naturelles, donc obligatoires, de toute nation; le vouloir-vivre en commun constitue la composante humaine à caractère volontaire. Ces trois composantes, réunies, donnent à la nation son plein déploiement. C’est pourquoi ces trois piliers sont considérés par Michel Chiha comme étant essentiels à tout fondement national ou patriotique, et constituent, de ce fait, les impératifs catégoriques de sa pensée politique.

Mais la géographie a des exigences et impose des devoirs au Liban, lesquels sont de concilier les divergences et d’assurer la liaison entre les points essentiels du monde; de marquer la personnalité libanaise et de contribuer à la formation du caractère des Libanais, à travers les spécificités de la géographie du Liban; et de définir le caractère des Libanais à travers le climat du Liban.

L’histoire a aussi ses exigences et impose des devoirs au Liban, lesquels sont de respecter la tradition et de mesurer la distance qui la sépare de toute innovation; de savoir que le Liban fait partie du patrimoine de l’humanité civilisée; de savoir tirer de l’histoire des raisons de nous ennoblir et de nous unir; de concevoir l’avenir tout en s’inspirant du passé et de ses leçons; de considérer le peuple libanais comme étant une variété méditerranéenne, probablement la moins déchiffrable, qui a son visage à elle et nul autre; de considérer le Liban comme terre-refuge et comme lieu de rencontre de tous les bannis du Moyen-Orient; de savoir que le Liban est le pays de la liberté par excellence dans toute la région environnante; de reconnaître que le Liban est l’espace de la tolérance mutuelle entre les religions et les confessions, et qu’il est une nécessité pour la coexistence islamo-chrétienne; de savoir que le Liban qui a rendu à la langue arabe, depuis un siècle, les services les plus éminents, devra rester, de cette langue illustre, un des flambeaux, et enfin de comprendre que le Liban n’est pas un pays à coups de tête et à coups d’État.

Chez nous, il ne s’agit pas d’un vouloir-vivre en commun entre une philosophie libérale et une autre totalitaire, ou entre une race blanche et une autre jaune, même si une multitude de dissemblances et de contradictions séjourne dans cette petite géographie qui forme notre Liban; mais c’est plutôt entre des Catholiques, des Sunnites, des Maronites,des Chiites, des Orthodoxes, des Druzes et tant d’autres confessions, que le vouloir-vivre en commun se présente. Donc la constitution d’une nation et l’édification d’une patrie nécessitent un vouloir-vivre en commun des différentes communautés libanaises.

Tout en admettant que le confessionnalisme est un phénomène de base dans la structure libanaise, Chiha refuse de préserver indéfiniment ce système au Liban. D’ailleurs il n’a cessé de répéter que, pour un certain temps, et jusqu’à ce que les Libanais changent en profondeur et parviennent à admettre, tous, de placer leur appartenance au Liban audessus de leur appartenance à une confession, il faut que le régime confessionnel persiste chez nous. Et ce n’est qu’à partir du moment où les Libanais parviendront à ce changement en profondeur que l’on pourra parler d’une société ou d’une nation non-confessionnelle.

L’histoire et la géographie ont prédestiné le Liban d’aujourd’hui à la liberté; il ne saurait vivre sans elle. Et Chiha d’assurer que «le Liban a une vocation particulière pour la liberté. On peut dire qu’il est né d’elle et pour elle» La liberté constitue donc une assise principale de l’édifice libanais. Elle est d’abord physique, d’expression, de conscience, de pensée, et ensuite économique. Il existe un lien très étroit entre les libertés politiques et les libertés économiques; là où les libertés politiques n’existent pas, les libertés économiques sont abolies, et réciproquement. De ce fait, le Liban, qui est né de la liberté et pour la liberté, ne saurait vivre sans libertés politiques et économiques.

L’Assemblée nationale assure de multiples rôles et fonctions dans un régime démocratique, à savoir la représentation de l’opinion générale, la législation, le contrôle du pouvoir exécutif…

Au Liban, en plus de tous ces rôles, l’Assemblée est le garant essentiel des droits et des libertés; elle constitue un fondement réel, non du régime seulement, mais de la patrie elle-même qui, sans elle, risque la discorde, la division et le recours à la violence. Chez nous, l’Assemblée est le lieu de rencontre et de conciliation entre les différentes constituantes du peuple. Sans une Assemblée active et représentative, le Liban ne peut être lui-même et risque même de se perdre. C’est que la Chambre des députés au Liban ne représente pas les différentes variantes d’une même lignée sociale, politique, culturelle, mais constitue plutôt le foyer de l’espoir et de la sécurité de la vingtaine de confessions qui cohabitent sur cette même terre.

Michel Chiha, qui reconnaît la nécessité de l’équilibre et de la partition confessionnelle au sein de la Chambre des députés comme étant la seule garantie, actuellement, de la possibilité de la vie en commun et de l’avenir du Liban, n’arrive pas à comprendre la proportionnalité et l’équilibre confessionnel au sein de l’administration et partout dans la structure de l’État libanais.

Du fait de sa structure confessionnelle et du vaste éventail de civilisations et d’ethnies qu’il abrite, l’édifice libanais a besoin d’équilibre, de modération et de paix, lesquels constituent le cadre général dans lequel toute action de la vie collective libanaise doit se déployer, qu’elle soit politique, sociale, économique ou culturelle. La raison en est que le Liban est bâti sur un compromis entre différentes dissemblances, donc sur un équilibre fragile, un équilibre qui n’est préservé que par la modération et l’éloignement de toute forme d’extrémisme et de fondamentalisme, dans une atmosphère générale adéquate qui n’est autre que la paix.

Pour le défenseur fervent des libertés qu’est Michel Chiha, il n’est pas question de préconiser un régime politique pour le Liban autre que la démocratie qui, jusqu’à nos jours, s’avère pouvoir garantir et préserver le mieux les libertés des citoyens. Il faut toutefois choisir le type de démocratie le plus adéquat au cas libanais.

La démocratie au Liban doit être basée essentiellement sur les réalités et les faits historiques, démographiques, sociaux, culturels, ethniques et confessionnels; elle doit donc admettre que la société libanaise est une société plurale. Sans quoi, cette démocratie sera dominée par une majorité qui instaurera l’injustice, du fait que le nombre écrasera la diversité. Donc c’est la démocratie «consociative» que Chiha prescrit au Liban, laquelle protège toute minorité de la dominance d’une quelconque majorité, car chez nous il n’y a pas de majorité et de minorité politiques, mais plutôt confessionnelles. Si nous adoptons la démocratie majoritaire, la confession la plus importante numériquement gouvernera pour toujours.

Ainsi toute démocratie majoritaire, qui écrase la minorité et ne tient pas compte de son droit légitime à la représentation au sein de l’Assemblée, constitue une démocratie utopique qui ne pourrait être appliquée au cas libanais sans perturber et même annuler la coexistence qui forme l’essence même du message du Liban.

Les périls qui menacent le Liban sont le matérialisme, la tyrannie, la monarchie, la féodalité, l’absence des partis politiques et la démagogie. Les Libanais doivent s’en préserver, parce qu’une fois advenus, ces périls façonneraient le Liban à leur image: un pays qui réfute le spiritualisme, la démocratie et la liberté, et qui rejette la paix, l’équilibre et la modération. Ce nouveau visage que prendrait alors le Liban ferait, sans doute, perdre à notre pays sa vocation et sa mission, du fait qu’il contredirait les fondements de notre patrie.

Un bon gouvernement est une nécessité pour chaque pays, il l’est de même et surtout pour leLiban. Un bon gouvernement, constate Chiha, dolt être constitué d’hommes intègres, éduqués, intelligents, motivés et patriotes, pour répondre à la tâche qui leur est demandée, laquelle est de guider, de protéger et d’élever la condition d’un peuple actif, intelligent et libéral, mais mal gouverné.

Chiha, qui croit en l’égalité totale entre l’homme et la femme, invite cette dernière à prendre sa place parmi les hommes et à se lancer dans la politique et dans la vie publique en général. La nature a donné à la femme une sensibilité plus importante que celle de l’homme, notamment à l’égard des problèmes de type humain; Chiha invite la femme à investir sa sensibilité pour jouer un rôle décisif dans l’instauration de l’ordre, de la noblesse, du bonheur et de l’humanisme, et dans le redressement des moeurs, ainsi qu’en faveur des enfants et des faibles.

L’éducation est un thème qui revient sans cesse sous la plume de Chiha, au vu de la place qu’il détient dans sa conception politique. Il n’admet pas que l’individu se forme seulement à la maison et à l’école, mais estime que l’éducation est un processus qui dure toute la vie, et auquel participent les dirigeants dans tous les domaines, la presse, l’État et la société tout entière. C’est que Chiha croit qu’acquérir le savoir scientifique et littéraire ainsi que le savoir-vivre, à la maison et à l’école, ne suffit pas à lui seul pour donner le bagage nécessaire à l’homme dans sa vie sociale; il lui faut un savoir plus poussé qui le transforme intérieurement, qui lui donne du caractère et une volonté, qui le rapproche de la vertu et de la morale, qui lui donne les moyens de comprendre ce qui se passe autour de lui et de trouver sa vocation et la voie de son salut.

De plus, Chiha conçoit l’éducation comme la vraie procédure de l’intégration du peuple dans la logique de la politique et de la vie publique. Sans éducation, le peuple reste en marge de la chose publique, car l’éducation est son seul moyen d’accéder à la compréhension de son fonctionnement et des lois qui la régissent. Sans éducation, il y aura une caste politique qui gouverne et une majorité de gens qui subit les caprices de cette caste gouvernante, du fait qu’elle gouverne à son gré puisqu’il n’y a personne qui comprenne la politique et qui puisse surveiller le travail des politiciens. Cela ne prouve-t-il pas l’importance de l’éducation dans la vie politique? À travers l’individu, l’éducation façonne la société; pour cela il faut qu’elle soit conforme à la logique historique et géographique du Liban, tout en tenant compte des besoins du peuple libanais d’aujourd’hui. Elle a, de même, le devoir d’initier aux valeurs nécessaires à la vie quotidienne, individuelle et collective des Libanais.

L’économie a des devoirs envers la société et envers la politique, lesquels sont de conserver le territoire national, de se subordonner au domaine supérieur de l’esprit, de sauvegarder la liberté, de s’identifier à la morale, de ne pas contredire la tradition et la réalité des choses. Car une économie excessivement politisée, une économie qui ne cherche que la prospérité matérielle dissociée de la morale, de la liberté et de toutes les choses de l’esprit, est une économie qui ruine le peuple au lieu de le secourir.

L’économie libanaise étant largement basée sur l’extérieur, nous ne pouvons pas vivre porte close. Notre capital économique c’est notre peuple et notre liberté, et non pas les ressources du sol. Aller contre ces réalités économiques profondes, c’est tuer le Liban économiquement.

La mission du Liban c’est d’être l’intermédiaire culturel entre l’Orient et l’Occident. Le Liban dolt remplir cette tâche au service du monde arabe, sinon ce dernier sera condamné au mutisme. Le Liban fera ainsi gagner les Arabes aux niveaux scientifique, technique et artistique, et fera gagner le monde entier de l’expérience arabe à maints niveaux. Plus particulièrement encore, le Liban aidera le monde arabe à contribuer à la symphonie culturelle, en formation, de l’humanité, et à ne pas rester en marge des événements culturels, scientifiques, artistiques et techniques qui ont lieu un peu partout dans le monde.

Les langues doivent tenir une place prépondérante au Liban, et le Libanais doit être plurilingue pour pouvoir rendre les services culturels, scientifiques et artistiques qui lui sont demandés du fait de sa position et de son rôle proche-orientaux.

La mission du Liban est une mission existentielle parce qu’elle est définie par la géographie et gravée par l’histoire; donc elle est ce qu’elle est depuis que le Liban existe et elle le sera tant que le Liban existera; c’est son premier caractère existentiel. Cette mission est par ailleurs existentielle parce qu’elle traite et défend des valeurs comme la liberté, la tolérance, le pardon et la spiritualité, sur lesquelles repose tout l’édifice libanais, ce qui constitue son deuxième caractère existentiel.

Le rôle de lien entre deux mondes distincts, l’Orient et l’Occident, a profondément marqué notre pays au niveau de sa culture, de ses moeurs, de sa civilisation en somme. Ainsi la mission du Liban est « une belle et noble tentative de cohabitation paisible des religions, des traditions, des races… ", parce qu’il est le seul à pouvoir rapprocher et satisfaire ce qui partout ailleurs paraîtrait contradictoire.

 

En guise de conclusion, nous ne pouvons que signaler que les grands traits de la pensée de Chiha restent valables même après tant d’années. En fait, la démocratie libanaise n’a cessé de contaminer les pays environnants longtemps avant le déclenchement du printemps arabe, et les libertés dont le Liban était le fief dans cette partie du monde se trouvent au coeur même des revendications actuelles de la jeunesse arabe. Sur tous les plans, le Liban restera, du fait de sa composition ethnique et confessionnelle, et du fait de son emplacement géographique et de son climat, le pays du dialogue et du compromis entre toutes les dissemblances du globe.

1 Voir Constitution.
2 Le Bloc constitutionnel fondé par le président Béchara el-Khoury
* Auteur du livre: "La conception du Liban dans les écrits de Michel Chiha "

Michel Chiha: le francophone, le penseur

Michel Chiha: le francophone, le penseur

Michel Chiha: le francophone, le penseur

Michel Chiha est né le 8 septembre 1891 à Bmekkine dans le Qaza d’Aley. Il poursuivit ses études secondaires au collège des Jésuites. Durant la Première Guerre mondiale, il émigra en Egypte. Il y étudia le droit et fonda, avec Ferdinand Debbaneh, un magazine littéraire de langue française appelé « Ébauches»  En 1920, il suggéra la fondation de la Bourse de Beyrouth et collabora à sa fondation.

En 1925, il fut élu député de Beyrouth.

Et quand le Grand Liban décida, en 1926, d’avoir une constitution écrite pour la première fois de son histoire, un comité de rédaction fut désigné dont Michel Chiha fut le secrétaire. Et de ce fait, il rédigea de sa propre main une bonne partie de notre première Constitution1.

Il fut diplômé en économie des universités de Grande- Bretagne.

Il était le maître à penser des Destouriens2 et à ce titre publiait des éditoriaux hebdomadaires, puis quotidiens dans le journal de langue française Le Jour. Il était de même le président-directeur général de la banque Pharaon et Chiha.

À partir de 1943, date de l’accession de son beau-frère Béchara el-Khoury au pouvoir, Michel Chiha devient l’homme fort du régime et le vrai stratège de l’État, mais toujours dans les coulisses et sans jamais accepter de détenir un quelconque portefeuille ou d’assumer la moindre responsabilité dans la hiérarchie étatique.

Michel Chiha fut un éminent conférencier, un fin poète, un grand penseur, un économiste de renommée et toujours un éditorialiste de haut calibre.

Michel Chiha utilisa la langue française pour communiquer avec les millions de francophones dans le monde. A travers ses écrits, et à travers la langue française, il a fait connaître au monde entier le Liban et ses particularités.

Comme toute culture, la francophonie porte des valeurs qui lui sont propres et qui la distinguent des autres cultures. En l’utilisant, Chiha a véhiculé ses valeurs: les droits de l’Homme, la morale en politique, l’humanisme, la démocratie, la diversité culturelle, le plurilinguisme, la diversité des religions, des ethnies, des moeurs, des couleurs, des races…

Le 29 décembre 1954, il est décédé à l’âge de 63 ans.

La conception politique de Michel Chiha incarne totalement le courant politique historique de  chrétiens du Liban en général, et des maronites en particulier. Ainsi tous les courants politiques chrétiens sont-ils dans la lignée de Chiha. Cela ne veut pas dire que c’est Chiha qui a découvert ex-nihilo cette théorie politique pour le Liban, car c’était déjà le rêve des maronites du Liban pour les quelques siècles derniers. Chiha, avec son génie et son esprit de synthèse, n’a fait que restructurer ce courant, aidé dans sa tâche par sa lucidité et son savoir encyclopédique.

C’est dans cette perspective que je considère Chiha comme étant le père de la "libanité"  c’està- dire de la pensée politique qui oeuvre à l’instauration d’une patrie libanaise définitive, qui appartienne à tous ses citoyens; qui soit autonome, indépendante, souveraine; dont les frontières soient reconnues internationalement, et qui puisse se défendre contre toute forme de fusion avec n’importe quelle entité géographique environnante.

L’histoire et la géographie constituent les deux composantes naturelles, donc obligatoires, de toute nation; le vouloir-vivre en commun constitue la composante humaine à caractère volontaire. Ces trois composantes, réunies, donnent à la nation son plein déploiement. C’est pourquoi ces trois piliers sont considérés par Michel Chiha comme étant essentiels à tout fondement national ou patriotique, et constituent, de ce fait, les impératifs catégoriques de sa pensée politique.

Mais la géographie a des exigences et impose des devoirs au Liban, lesquels sont de concilier les divergences et d’assurer la liaison entre les points essentiels du monde; de marquer la personnalité libanaise et de contribuer à la formation du caractère des Libanais, à travers les spécificités de la géographie du Liban; et de définir le caractère des Libanais à travers le climat du Liban.

L’histoire a aussi ses exigences et impose des devoirs au Liban, lesquels sont de respecter la tradition et de mesurer la distance qui la sépare de toute innovation; de savoir que le Liban fait partie du patrimoine de l’humanité civilisée; de savoir tirer de l’histoire des raisons de nous ennoblir et de nous unir; de concevoir l’avenir tout en s’inspirant du passé et de ses leçons; de considérer le peuple libanais comme étant une variété méditerranéenne, probablement la moins déchiffrable, qui a son visage à elle et nul autre; de considérer le Liban comme terre-refuge et comme lieu de rencontre de tous les bannis du Moyen-Orient; de savoir que le Liban est le pays de la liberté par excellence dans toute la région environnante; de reconnaître que le Liban est l’espace de la tolérance mutuelle entre les religions et les confessions, et qu’il est une nécessité pour la coexistence islamo-chrétienne; de savoir que le Liban qui a rendu à la langue arabe, depuis un siècle, les services les plus éminents, devra rester, de cette langue illustre, un des flambeaux, et enfin de comprendre que le Liban n’est pas un pays à coups de tête et à coups d’État.

Chez nous, il ne s’agit pas d’un vouloir-vivre en commun entre une philosophie libérale et une autre totalitaire, ou entre une race blanche et une autre jaune, même si une multitude de dissemblances et de contradictions séjourne dans cette petite géographie qui forme notre Liban; mais c’est plutôt entre des Catholiques, des Sunnites, des Maronites,des Chiites, des Orthodoxes, des Druzes et tant d’autres confessions, que le vouloir-vivre en commun se présente. Donc la constitution d’une nation et l’édification d’une patrie nécessitent un vouloir-vivre en commun des différentes communautés libanaises.

Tout en admettant que le confessionnalisme est un phénomène de base dans la structure libanaise, Chiha refuse de préserver indéfiniment ce système au Liban. D’ailleurs il n’a cessé de répéter que, pour un certain temps, et jusqu’à ce que les Libanais changent en profondeur et parviennent à admettre, tous, de placer leur appartenance au Liban audessus de leur appartenance à une confession, il faut que le régime confessionnel persiste chez nous. Et ce n’est qu’à partir du moment où les Libanais parviendront à ce changement en profondeur que l’on pourra parler d’une société ou d’une nation non-confessionnelle.

L’histoire et la géographie ont prédestiné le Liban d’aujourd’hui à la liberté; il ne saurait vivre sans elle. Et Chiha d’assurer que «le Liban a une vocation particulière pour la liberté. On peut dire qu’il est né d’elle et pour elle» La liberté constitue donc une assise principale de l’édifice libanais. Elle est d’abord physique, d’expression, de conscience, de pensée, et ensuite économique. Il existe un lien très étroit entre les libertés politiques et les libertés économiques; là où les libertés politiques n’existent pas, les libertés économiques sont abolies, et réciproquement. De ce fait, le Liban, qui est né de la liberté et pour la liberté, ne saurait vivre sans libertés politiques et économiques.

L’Assemblée nationale assure de multiples rôles et fonctions dans un régime démocratique, à savoir la représentation de l’opinion générale, la législation, le contrôle du pouvoir exécutif…

Au Liban, en plus de tous ces rôles, l’Assemblée est le garant essentiel des droits et des libertés; elle constitue un fondement réel, non du régime seulement, mais de la patrie elle-même qui, sans elle, risque la discorde, la division et le recours à la violence. Chez nous, l’Assemblée est le lieu de rencontre et de conciliation entre les différentes constituantes du peuple. Sans une Assemblée active et représentative, le Liban ne peut être lui-même et risque même de se perdre. C’est que la Chambre des députés au Liban ne représente pas les différentes variantes d’une même lignée sociale, politique, culturelle, mais constitue plutôt le foyer de l’espoir et de la sécurité de la vingtaine de confessions qui cohabitent sur cette même terre.

Michel Chiha, qui reconnaît la nécessité de l’équilibre et de la partition confessionnelle au sein de la Chambre des députés comme étant la seule garantie, actuellement, de la possibilité de la vie en commun et de l’avenir du Liban, n’arrive pas à comprendre la proportionnalité et l’équilibre confessionnel au sein de l’administration et partout dans la structure de l’État libanais.

Du fait de sa structure confessionnelle et du vaste éventail de civilisations et d’ethnies qu’il abrite, l’édifice libanais a besoin d’équilibre, de modération et de paix, lesquels constituent le cadre général dans lequel toute action de la vie collective libanaise doit se déployer, qu’elle soit politique, sociale, économique ou culturelle. La raison en est que le Liban est bâti sur un compromis entre différentes dissemblances, donc sur un équilibre fragile, un équilibre qui n’est préservé que par la modération et l’éloignement de toute forme d’extrémisme et de fondamentalisme, dans une atmosphère générale adéquate qui n’est autre que la paix.

Pour le défenseur fervent des libertés qu’est Michel Chiha, il n’est pas question de préconiser un régime politique pour le Liban autre que la démocratie qui, jusqu’à nos jours, s’avère pouvoir garantir et préserver le mieux les libertés des citoyens. Il faut toutefois choisir le type de démocratie le plus adéquat au cas libanais.

La démocratie au Liban doit être basée essentiellement sur les réalités et les faits historiques, démographiques, sociaux, culturels, ethniques et confessionnels; elle doit donc admettre que la société libanaise est une société plurale. Sans quoi, cette démocratie sera dominée par une majorité qui instaurera l’injustice, du fait que le nombre écrasera la diversité. Donc c’est la démocratie «consociative» que Chiha prescrit au Liban, laquelle protège toute minorité de la dominance d’une quelconque majorité, car chez nous il n’y a pas de majorité et de minorité politiques, mais plutôt confessionnelles. Si nous adoptons la démocratie majoritaire, la confession la plus importante numériquement gouvernera pour toujours.

Ainsi toute démocratie majoritaire, qui écrase la minorité et ne tient pas compte de son droit légitime à la représentation au sein de l’Assemblée, constitue une démocratie utopique qui ne pourrait être appliquée au cas libanais sans perturber et même annuler la coexistence qui forme l’essence même du message du Liban.

Les périls qui menacent le Liban sont le matérialisme, la tyrannie, la monarchie, la féodalité, l’absence des partis politiques et la démagogie. Les Libanais doivent s’en préserver, parce qu’une fois advenus, ces périls façonneraient le Liban à leur image: un pays qui réfute le spiritualisme, la démocratie et la liberté, et qui rejette la paix, l’équilibre et la modération. Ce nouveau visage que prendrait alors le Liban ferait, sans doute, perdre à notre pays sa vocation et sa mission, du fait qu’il contredirait les fondements de notre patrie.

Un bon gouvernement est une nécessité pour chaque pays, il l’est de même et surtout pour leLiban. Un bon gouvernement, constate Chiha, dolt être constitué d’hommes intègres, éduqués, intelligents, motivés et patriotes, pour répondre à la tâche qui leur est demandée, laquelle est de guider, de protéger et d’élever la condition d’un peuple actif, intelligent et libéral, mais mal gouverné.

Chiha, qui croit en l’égalité totale entre l’homme et la femme, invite cette dernière à prendre sa place parmi les hommes et à se lancer dans la politique et dans la vie publique en général. La nature a donné à la femme une sensibilité plus importante que celle de l’homme, notamment à l’égard des problèmes de type humain; Chiha invite la femme à investir sa sensibilité pour jouer un rôle décisif dans l’instauration de l’ordre, de la noblesse, du bonheur et de l’humanisme, et dans le redressement des moeurs, ainsi qu’en faveur des enfants et des faibles.

L’éducation est un thème qui revient sans cesse sous la plume de Chiha, au vu de la place qu’il détient dans sa conception politique. Il n’admet pas que l’individu se forme seulement à la maison et à l’école, mais estime que l’éducation est un processus qui dure toute la vie, et auquel participent les dirigeants dans tous les domaines, la presse, l’État et la société tout entière. C’est que Chiha croit qu’acquérir le savoir scientifique et littéraire ainsi que le savoir-vivre, à la maison et à l’école, ne suffit pas à lui seul pour donner le bagage nécessaire à l’homme dans sa vie sociale; il lui faut un savoir plus poussé qui le transforme intérieurement, qui lui donne du caractère et une volonté, qui le rapproche de la vertu et de la morale, qui lui donne les moyens de comprendre ce qui se passe autour de lui et de trouver sa vocation et la voie de son salut.

De plus, Chiha conçoit l’éducation comme la vraie procédure de l’intégration du peuple dans la logique de la politique et de la vie publique. Sans éducation, le peuple reste en marge de la chose publique, car l’éducation est son seul moyen d’accéder à la compréhension de son fonctionnement et des lois qui la régissent. Sans éducation, il y aura une caste politique qui gouverne et une majorité de gens qui subit les caprices de cette caste gouvernante, du fait qu’elle gouverne à son gré puisqu’il n’y a personne qui comprenne la politique et qui puisse surveiller le travail des politiciens. Cela ne prouve-t-il pas l’importance de l’éducation dans la vie politique? À travers l’individu, l’éducation façonne la société; pour cela il faut qu’elle soit conforme à la logique historique et géographique du Liban, tout en tenant compte des besoins du peuple libanais d’aujourd’hui. Elle a, de même, le devoir d’initier aux valeurs nécessaires à la vie quotidienne, individuelle et collective des Libanais.

L’économie a des devoirs envers la société et envers la politique, lesquels sont de conserver le territoire national, de se subordonner au domaine supérieur de l’esprit, de sauvegarder la liberté, de s’identifier à la morale, de ne pas contredire la tradition et la réalité des choses. Car une économie excessivement politisée, une économie qui ne cherche que la prospérité matérielle dissociée de la morale, de la liberté et de toutes les choses de l’esprit, est une économie qui ruine le peuple au lieu de le secourir.

L’économie libanaise étant largement basée sur l’extérieur, nous ne pouvons pas vivre porte close. Notre capital économique c’est notre peuple et notre liberté, et non pas les ressources du sol. Aller contre ces réalités économiques profondes, c’est tuer le Liban économiquement.

La mission du Liban c’est d’être l’intermédiaire culturel entre l’Orient et l’Occident. Le Liban dolt remplir cette tâche au service du monde arabe, sinon ce dernier sera condamné au mutisme. Le Liban fera ainsi gagner les Arabes aux niveaux scientifique, technique et artistique, et fera gagner le monde entier de l’expérience arabe à maints niveaux. Plus particulièrement encore, le Liban aidera le monde arabe à contribuer à la symphonie culturelle, en formation, de l’humanité, et à ne pas rester en marge des événements culturels, scientifiques, artistiques et techniques qui ont lieu un peu partout dans le monde.

Les langues doivent tenir une place prépondérante au Liban, et le Libanais doit être plurilingue pour pouvoir rendre les services culturels, scientifiques et artistiques qui lui sont demandés du fait de sa position et de son rôle proche-orientaux.

La mission du Liban est une mission existentielle parce qu’elle est définie par la géographie et gravée par l’histoire; donc elle est ce qu’elle est depuis que le Liban existe et elle le sera tant que le Liban existera; c’est son premier caractère existentiel. Cette mission est par ailleurs existentielle parce qu’elle traite et défend des valeurs comme la liberté, la tolérance, le pardon et la spiritualité, sur lesquelles repose tout l’édifice libanais, ce qui constitue son deuxième caractère existentiel.

Le rôle de lien entre deux mondes distincts, l’Orient et l’Occident, a profondément marqué notre pays au niveau de sa culture, de ses moeurs, de sa civilisation en somme. Ainsi la mission du Liban est « une belle et noble tentative de cohabitation paisible des religions, des traditions, des races… ", parce qu’il est le seul à pouvoir rapprocher et satisfaire ce qui partout ailleurs paraîtrait contradictoire.

 

En guise de conclusion, nous ne pouvons que signaler que les grands traits de la pensée de Chiha restent valables même après tant d’années. En fait, la démocratie libanaise n’a cessé de contaminer les pays environnants longtemps avant le déclenchement du printemps arabe, et les libertés dont le Liban était le fief dans cette partie du monde se trouvent au coeur même des revendications actuelles de la jeunesse arabe. Sur tous les plans, le Liban restera, du fait de sa composition ethnique et confessionnelle, et du fait de son emplacement géographique et de son climat, le pays du dialogue et du compromis entre toutes les dissemblances du globe.

1 Voir Constitution.
2 Le Bloc constitutionnel fondé par le président Béchara el-Khoury
* Auteur du livre: "La conception du Liban dans les écrits de Michel Chiha "

Michel Chiha: le francophone, le penseur

Michel Chiha: le francophone, le penseur

Michel Chiha: le francophone, le penseur

Michel Chiha est né le 8 septembre 1891 à Bmekkine dans le Qaza d’Aley. Il poursuivit ses études secondaires au collège des Jésuites. Durant la Première Guerre mondiale, il émigra en Egypte. Il y étudia le droit et fonda, avec Ferdinand Debbaneh, un magazine littéraire de langue française appelé « Ébauches»  En 1920, il suggéra la fondation de la Bourse de Beyrouth et collabora à sa fondation.

En 1925, il fut élu député de Beyrouth.

Et quand le Grand Liban décida, en 1926, d’avoir une constitution écrite pour la première fois de son histoire, un comité de rédaction fut désigné dont Michel Chiha fut le secrétaire. Et de ce fait, il rédigea de sa propre main une bonne partie de notre première Constitution1.

Il fut diplômé en économie des universités de Grande- Bretagne.

Il était le maître à penser des Destouriens2 et à ce titre publiait des éditoriaux hebdomadaires, puis quotidiens dans le journal de langue française Le Jour. Il était de même le président-directeur général de la banque Pharaon et Chiha.

À partir de 1943, date de l’accession de son beau-frère Béchara el-Khoury au pouvoir, Michel Chiha devient l’homme fort du régime et le vrai stratège de l’État, mais toujours dans les coulisses et sans jamais accepter de détenir un quelconque portefeuille ou d’assumer la moindre responsabilité dans la hiérarchie étatique.

Michel Chiha fut un éminent conférencier, un fin poète, un grand penseur, un économiste de renommée et toujours un éditorialiste de haut calibre.

Michel Chiha utilisa la langue française pour communiquer avec les millions de francophones dans le monde. A travers ses écrits, et à travers la langue française, il a fait connaître au monde entier le Liban et ses particularités.

Comme toute culture, la francophonie porte des valeurs qui lui sont propres et qui la distinguent des autres cultures. En l’utilisant, Chiha a véhiculé ses valeurs: les droits de l’Homme, la morale en politique, l’humanisme, la démocratie, la diversité culturelle, le plurilinguisme, la diversité des religions, des ethnies, des moeurs, des couleurs, des races…

Le 29 décembre 1954, il est décédé à l’âge de 63 ans.

La conception politique de Michel Chiha incarne totalement le courant politique historique de  chrétiens du Liban en général, et des maronites en particulier. Ainsi tous les courants politiques chrétiens sont-ils dans la lignée de Chiha. Cela ne veut pas dire que c’est Chiha qui a découvert ex-nihilo cette théorie politique pour le Liban, car c’était déjà le rêve des maronites du Liban pour les quelques siècles derniers. Chiha, avec son génie et son esprit de synthèse, n’a fait que restructurer ce courant, aidé dans sa tâche par sa lucidité et son savoir encyclopédique.

C’est dans cette perspective que je considère Chiha comme étant le père de la "libanité"  c’està- dire de la pensée politique qui oeuvre à l’instauration d’une patrie libanaise définitive, qui appartienne à tous ses citoyens; qui soit autonome, indépendante, souveraine; dont les frontières soient reconnues internationalement, et qui puisse se défendre contre toute forme de fusion avec n’importe quelle entité géographique environnante.

L’histoire et la géographie constituent les deux composantes naturelles, donc obligatoires, de toute nation; le vouloir-vivre en commun constitue la composante humaine à caractère volontaire. Ces trois composantes, réunies, donnent à la nation son plein déploiement. C’est pourquoi ces trois piliers sont considérés par Michel Chiha comme étant essentiels à tout fondement national ou patriotique, et constituent, de ce fait, les impératifs catégoriques de sa pensée politique.

Mais la géographie a des exigences et impose des devoirs au Liban, lesquels sont de concilier les divergences et d’assurer la liaison entre les points essentiels du monde; de marquer la personnalité libanaise et de contribuer à la formation du caractère des Libanais, à travers les spécificités de la géographie du Liban; et de définir le caractère des Libanais à travers le climat du Liban.

L’histoire a aussi ses exigences et impose des devoirs au Liban, lesquels sont de respecter la tradition et de mesurer la distance qui la sépare de toute innovation; de savoir que le Liban fait partie du patrimoine de l’humanité civilisée; de savoir tirer de l’histoire des raisons de nous ennoblir et de nous unir; de concevoir l’avenir tout en s’inspirant du passé et de ses leçons; de considérer le peuple libanais comme étant une variété méditerranéenne, probablement la moins déchiffrable, qui a son visage à elle et nul autre; de considérer le Liban comme terre-refuge et comme lieu de rencontre de tous les bannis du Moyen-Orient; de savoir que le Liban est le pays de la liberté par excellence dans toute la région environnante; de reconnaître que le Liban est l’espace de la tolérance mutuelle entre les religions et les confessions, et qu’il est une nécessité pour la coexistence islamo-chrétienne; de savoir que le Liban qui a rendu à la langue arabe, depuis un siècle, les services les plus éminents, devra rester, de cette langue illustre, un des flambeaux, et enfin de comprendre que le Liban n’est pas un pays à coups de tête et à coups d’État.

Chez nous, il ne s’agit pas d’un vouloir-vivre en commun entre une philosophie libérale et une autre totalitaire, ou entre une race blanche et une autre jaune, même si une multitude de dissemblances et de contradictions séjourne dans cette petite géographie qui forme notre Liban; mais c’est plutôt entre des Catholiques, des Sunnites, des Maronites,des Chiites, des Orthodoxes, des Druzes et tant d’autres confessions, que le vouloir-vivre en commun se présente. Donc la constitution d’une nation et l’édification d’une patrie nécessitent un vouloir-vivre en commun des différentes communautés libanaises.

Tout en admettant que le confessionnalisme est un phénomène de base dans la structure libanaise, Chiha refuse de préserver indéfiniment ce système au Liban. D’ailleurs il n’a cessé de répéter que, pour un certain temps, et jusqu’à ce que les Libanais changent en profondeur et parviennent à admettre, tous, de placer leur appartenance au Liban audessus de leur appartenance à une confession, il faut que le régime confessionnel persiste chez nous. Et ce n’est qu’à partir du moment où les Libanais parviendront à ce changement en profondeur que l’on pourra parler d’une société ou d’une nation non-confessionnelle.

L’histoire et la géographie ont prédestiné le Liban d’aujourd’hui à la liberté; il ne saurait vivre sans elle. Et Chiha d’assurer que «le Liban a une vocation particulière pour la liberté. On peut dire qu’il est né d’elle et pour elle» La liberté constitue donc une assise principale de l’édifice libanais. Elle est d’abord physique, d’expression, de conscience, de pensée, et ensuite économique. Il existe un lien très étroit entre les libertés politiques et les libertés économiques; là où les libertés politiques n’existent pas, les libertés économiques sont abolies, et réciproquement. De ce fait, le Liban, qui est né de la liberté et pour la liberté, ne saurait vivre sans libertés politiques et économiques.

L’Assemblée nationale assure de multiples rôles et fonctions dans un régime démocratique, à savoir la représentation de l’opinion générale, la législation, le contrôle du pouvoir exécutif…

Au Liban, en plus de tous ces rôles, l’Assemblée est le garant essentiel des droits et des libertés; elle constitue un fondement réel, non du régime seulement, mais de la patrie elle-même qui, sans elle, risque la discorde, la division et le recours à la violence. Chez nous, l’Assemblée est le lieu de rencontre et de conciliation entre les différentes constituantes du peuple. Sans une Assemblée active et représentative, le Liban ne peut être lui-même et risque même de se perdre. C’est que la Chambre des députés au Liban ne représente pas les différentes variantes d’une même lignée sociale, politique, culturelle, mais constitue plutôt le foyer de l’espoir et de la sécurité de la vingtaine de confessions qui cohabitent sur cette même terre.

Michel Chiha, qui reconnaît la nécessité de l’équilibre et de la partition confessionnelle au sein de la Chambre des députés comme étant la seule garantie, actuellement, de la possibilité de la vie en commun et de l’avenir du Liban, n’arrive pas à comprendre la proportionnalité et l’équilibre confessionnel au sein de l’administration et partout dans la structure de l’État libanais.

Du fait de sa structure confessionnelle et du vaste éventail de civilisations et d’ethnies qu’il abrite, l’édifice libanais a besoin d’équilibre, de modération et de paix, lesquels constituent le cadre général dans lequel toute action de la vie collective libanaise doit se déployer, qu’elle soit politique, sociale, économique ou culturelle. La raison en est que le Liban est bâti sur un compromis entre différentes dissemblances, donc sur un équilibre fragile, un équilibre qui n’est préservé que par la modération et l’éloignement de toute forme d’extrémisme et de fondamentalisme, dans une atmosphère générale adéquate qui n’est autre que la paix.

Pour le défenseur fervent des libertés qu’est Michel Chiha, il n’est pas question de préconiser un régime politique pour le Liban autre que la démocratie qui, jusqu’à nos jours, s’avère pouvoir garantir et préserver le mieux les libertés des citoyens. Il faut toutefois choisir le type de démocratie le plus adéquat au cas libanais.

La démocratie au Liban doit être basée essentiellement sur les réalités et les faits historiques, démographiques, sociaux, culturels, ethniques et confessionnels; elle doit donc admettre que la société libanaise est une société plurale. Sans quoi, cette démocratie sera dominée par une majorité qui instaurera l’injustice, du fait que le nombre écrasera la diversité. Donc c’est la démocratie «consociative» que Chiha prescrit au Liban, laquelle protège toute minorité de la dominance d’une quelconque majorité, car chez nous il n’y a pas de majorité et de minorité politiques, mais plutôt confessionnelles. Si nous adoptons la démocratie majoritaire, la confession la plus importante numériquement gouvernera pour toujours.

Ainsi toute démocratie majoritaire, qui écrase la minorité et ne tient pas compte de son droit légitime à la représentation au sein de l’Assemblée, constitue une démocratie utopique qui ne pourrait être appliquée au cas libanais sans perturber et même annuler la coexistence qui forme l’essence même du message du Liban.

Les périls qui menacent le Liban sont le matérialisme, la tyrannie, la monarchie, la féodalité, l’absence des partis politiques et la démagogie. Les Libanais doivent s’en préserver, parce qu’une fois advenus, ces périls façonneraient le Liban à leur image: un pays qui réfute le spiritualisme, la démocratie et la liberté, et qui rejette la paix, l’équilibre et la modération. Ce nouveau visage que prendrait alors le Liban ferait, sans doute, perdre à notre pays sa vocation et sa mission, du fait qu’il contredirait les fondements de notre patrie.

Un bon gouvernement est une nécessité pour chaque pays, il l’est de même et surtout pour leLiban. Un bon gouvernement, constate Chiha, dolt être constitué d’hommes intègres, éduqués, intelligents, motivés et patriotes, pour répondre à la tâche qui leur est demandée, laquelle est de guider, de protéger et d’élever la condition d’un peuple actif, intelligent et libéral, mais mal gouverné.

Chiha, qui croit en l’égalité totale entre l’homme et la femme, invite cette dernière à prendre sa place parmi les hommes et à se lancer dans la politique et dans la vie publique en général. La nature a donné à la femme une sensibilité plus importante que celle de l’homme, notamment à l’égard des problèmes de type humain; Chiha invite la femme à investir sa sensibilité pour jouer un rôle décisif dans l’instauration de l’ordre, de la noblesse, du bonheur et de l’humanisme, et dans le redressement des moeurs, ainsi qu’en faveur des enfants et des faibles.

L’éducation est un thème qui revient sans cesse sous la plume de Chiha, au vu de la place qu’il détient dans sa conception politique. Il n’admet pas que l’individu se forme seulement à la maison et à l’école, mais estime que l’éducation est un processus qui dure toute la vie, et auquel participent les dirigeants dans tous les domaines, la presse, l’État et la société tout entière. C’est que Chiha croit qu’acquérir le savoir scientifique et littéraire ainsi que le savoir-vivre, à la maison et à l’école, ne suffit pas à lui seul pour donner le bagage nécessaire à l’homme dans sa vie sociale; il lui faut un savoir plus poussé qui le transforme intérieurement, qui lui donne du caractère et une volonté, qui le rapproche de la vertu et de la morale, qui lui donne les moyens de comprendre ce qui se passe autour de lui et de trouver sa vocation et la voie de son salut.

De plus, Chiha conçoit l’éducation comme la vraie procédure de l’intégration du peuple dans la logique de la politique et de la vie publique. Sans éducation, le peuple reste en marge de la chose publique, car l’éducation est son seul moyen d’accéder à la compréhension de son fonctionnement et des lois qui la régissent. Sans éducation, il y aura une caste politique qui gouverne et une majorité de gens qui subit les caprices de cette caste gouvernante, du fait qu’elle gouverne à son gré puisqu’il n’y a personne qui comprenne la politique et qui puisse surveiller le travail des politiciens. Cela ne prouve-t-il pas l’importance de l’éducation dans la vie politique? À travers l’individu, l’éducation façonne la société; pour cela il faut qu’elle soit conforme à la logique historique et géographique du Liban, tout en tenant compte des besoins du peuple libanais d’aujourd’hui. Elle a, de même, le devoir d’initier aux valeurs nécessaires à la vie quotidienne, individuelle et collective des Libanais.

L’économie a des devoirs envers la société et envers la politique, lesquels sont de conserver le territoire national, de se subordonner au domaine supérieur de l’esprit, de sauvegarder la liberté, de s’identifier à la morale, de ne pas contredire la tradition et la réalité des choses. Car une économie excessivement politisée, une économie qui ne cherche que la prospérité matérielle dissociée de la morale, de la liberté et de toutes les choses de l’esprit, est une économie qui ruine le peuple au lieu de le secourir.

L’économie libanaise étant largement basée sur l’extérieur, nous ne pouvons pas vivre porte close. Notre capital économique c’est notre peuple et notre liberté, et non pas les ressources du sol. Aller contre ces réalités économiques profondes, c’est tuer le Liban économiquement.

La mission du Liban c’est d’être l’intermédiaire culturel entre l’Orient et l’Occident. Le Liban dolt remplir cette tâche au service du monde arabe, sinon ce dernier sera condamné au mutisme. Le Liban fera ainsi gagner les Arabes aux niveaux scientifique, technique et artistique, et fera gagner le monde entier de l’expérience arabe à maints niveaux. Plus particulièrement encore, le Liban aidera le monde arabe à contribuer à la symphonie culturelle, en formation, de l’humanité, et à ne pas rester en marge des événements culturels, scientifiques, artistiques et techniques qui ont lieu un peu partout dans le monde.

Les langues doivent tenir une place prépondérante au Liban, et le Libanais doit être plurilingue pour pouvoir rendre les services culturels, scientifiques et artistiques qui lui sont demandés du fait de sa position et de son rôle proche-orientaux.

La mission du Liban est une mission existentielle parce qu’elle est définie par la géographie et gravée par l’histoire; donc elle est ce qu’elle est depuis que le Liban existe et elle le sera tant que le Liban existera; c’est son premier caractère existentiel. Cette mission est par ailleurs existentielle parce qu’elle traite et défend des valeurs comme la liberté, la tolérance, le pardon et la spiritualité, sur lesquelles repose tout l’édifice libanais, ce qui constitue son deuxième caractère existentiel.

Le rôle de lien entre deux mondes distincts, l’Orient et l’Occident, a profondément marqué notre pays au niveau de sa culture, de ses moeurs, de sa civilisation en somme. Ainsi la mission du Liban est « une belle et noble tentative de cohabitation paisible des religions, des traditions, des races… ", parce qu’il est le seul à pouvoir rapprocher et satisfaire ce qui partout ailleurs paraîtrait contradictoire.

 

En guise de conclusion, nous ne pouvons que signaler que les grands traits de la pensée de Chiha restent valables même après tant d’années. En fait, la démocratie libanaise n’a cessé de contaminer les pays environnants longtemps avant le déclenchement du printemps arabe, et les libertés dont le Liban était le fief dans cette partie du monde se trouvent au coeur même des revendications actuelles de la jeunesse arabe. Sur tous les plans, le Liban restera, du fait de sa composition ethnique et confessionnelle, et du fait de son emplacement géographique et de son climat, le pays du dialogue et du compromis entre toutes les dissemblances du globe.

1 Voir Constitution.
2 Le Bloc constitutionnel fondé par le président Béchara el-Khoury
* Auteur du livre: "La conception du Liban dans les écrits de Michel Chiha "